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Le Tage

❝ Le Tage a de grands navires,
Et sur lui navigue encore,
Pour ceux qui voient en toute chose ce qui n’y est pas,
La mémoire des caravelles. ❞

[Fernando Pessoa, "Le gardeur de troupeau", poême XX, 1925]

Il fait bon musarder sur les quais du Tage, qui s’abaissent parfois jusqu’aux flots, tel un parvis célébrant le mariage mystique de la grande Cité et du fleuve. Le Tage est amant viril de la féminine Lisbonne. Amant jaloux car il est partout : dès qu’on s’accoude à une fenêtre, à la rampe d’un mirador, on le découvre, à deux pas. Amant violent car il a eu ses colères, mais tendre, car il baigne longuement les quais, les places, et devant le Terreiro do Paço, fait croire qu’il est mer. Amant généreux, car il a offert à Lisbonne une histoire grandiose. Amant délicat, car il a orné sa rive de palais et d’églises, de jardins et de fontaines. Amant fidèle enfin, car lorsqu’il a perdu Lisbonne il va, inconsolable, se jeter à l’océan.

C’est du Tage que vivait la majorité des Lisboètes : de la pêche, du commerce fluvial ou du port. La ville lui doit ses plus beaux paysages, son pittoresque et sa poésie.

Considérations géographiques

Le Tejo est le plus grand fleuve de la péninsule ibérique, s'étirant sur plus de 1000kms. Né sur les hauts plateaux du centre de l'Espagne, il fait une entrée fulgurante au Portugal, se faufilant à travers un défilé de canyons et dévalant des gradins. Il s'élargit au fur et à mesure qu’il irrigue de larges vallées aux rives plates et fertiles. Enfin, il s'épanouit face à Lisbonne en un majestueux estuaire, déversant ses eaux chargées d’alluvions dans l’océan, où leur trac est longtemps visible.

Frontière entre le nord et le sud du pays, le Tage a longtemps représenté une coupure fondamentale dans le territoire portugais. Lors de la Reconquista (12e siècle), il joua le rôle de butée, puis de tremplin. Il y a peu, il était encore un obstacle majeur à la circulation : jusqu’aux années 50, le plus proche pont routier l’enjambant se trouvait à plus de 75kms de Lisbonne. On n’accédait alors à l’autre rive du Tage que par bateau (les fameux cacilheiros ). Il faut dire que les difficultés de son franchissement grandissent à mesure qu’on s’approche de l’océan : face à Lisbonne, le fleuve s’est enfoncé dans un plateau calcaire, formant une vallée dissymétrique dont la rive sud est abrupte, quand la rive nord est une basse terrasse qui fut toujours menacée par les crues. Dans les années 60, l’érection d’un pont à toute proximité de la capitale apparut des plus nécessaires alors que la ville se développait de tous côtés. A vrai dire, il y avait près de ¾ de siècle que les dirigeants portugais songeaient à construire un tel pont (en 1916, on avait même envisagé un tunnel sous le fleuve). Le pont Salazar (rebaptisé suite à la révolution des œillets) vit finalement le jour en 1966, à l’époque le plus imposant d’Europe occidentale. Pont suspendu compte tenu du chenal de navigation qu’il enjambe, ses fondations posèrent des défis délicats car la région est sujette aux secousses sismiques : pour édifier les deux piles du pont, les constructeurs durent prendre appui sur des formations basaltiques situées sous 30m de vase et de sables.

Il convient d'ajouter que le Tage est peu apte à la navigation : son profil accidenté et son débit très irrégulier ont longtemps été cause de sévères crues (plus de 20m dans les zones les plus encaissées), jusqu’à ce que des barrages viennent tempérer ses humeurs. A Lisbonne, seule une zone restreinte de l’estuaire est navigable du fait de la faible profondeur des eaux : la « mer de paille » se caractérise par ses bas-fonds en constante mutation, qui obligent à des dragages permanents (près d’un million de m3 par an) afin d’entretenir les criques et canaux de navigation. A l’embouchure du Tage (vers Belém), la profondeur maximale est de 16.5m, interdisant le passage de navires ayant un tirant d’eau supérieur, ce qui limite leur tonnage.

Enjeux contemporains

Comme la majorité des fleuves partagés, le Tage apporte son lot de tensions diplomatiques, liées au manque de concertation hispano-portugaise sur la gestion des eaux. Malheureusement pour le Portugal, le Tage prend sa source en Espagne, qui est donc la première à se servir : depuis les années 60, la politique hydrographique espagnole consiste à dévier le cours du Tage pour gonfler le fleuve Segura (qui débouche dans la Méditerranée), ce afin d’arroser le « potager de l’Europe », cette région sud-est dont la production agricole s'exporte dans toute l'Europe. Ajouter à cela la surexploitation de l’eau nécessaire à l’irrigation des milliers d’hectares de maïs dans les régions riveraines du Tage. Enfin, savoir que l’Espagne s’est faite la championne des barrages électriques, considérés comme « l’énergie nucléaire » du pays, retenues d’eau qui accentuent encore la sécheresse latente. En 2017, réalisant l’ampleur de la catastrophe en devenir, les quotidiens ibériques titrèrent en cœur que le « Tage se meurt ».

Conséquence de ces immenses transferts d’eau, le Portugal a perdu 20% des ressources hydriques du Tage, lésant profondément les intérêts vitaux du pays, dont l’eau est la richesse nationale la plus précieuse. Il serait toutefois partial de pointer le voisin du doigt quand on ajoute encore aux désastres hydrologiques récents le fléau de la pollution : côté portugais, ce sont les usines à papier déversant directement dans le fleuve leurs rejets toxiques qui causent la mort de milliers de poissons. Et face à Lisbonne, le tourisme polluant des navires de croisière empoisonne l’eau (ainsi que l’air des citadins ), et il y a belle lurette que les dauphins ne montrent plus leur museau rieur dans l’estuaire.

Mais le Tage ne représente pas qu’un enjeu gouvernemental ou écologique. Au cœur de la tourmente économique depuis 2008, de nombreux chômeurs et retraités ont développé à Lisbonne une activité étonnante pour arrondir leurs maigres revenus : en passant sur le moderne pont Vasco de Gama, sous lequel la profondeur du Tage dépasse à peine le mètre, il est un spectacle symbolique que de voir ces silhouettes sondant patiemment la vase pour y dénicher palourdes et autres mollusques. Les petits restaurants achètent volontiers cette petite pêche illégale (seule une trentaine de bateaux sont licenciés pour cette pratique dans l’estuaire), vendue à bas prix. C’est également au fond du Tage que sont parfois découverts d’admirables vestiges archéologiques, comme l’épave de cette nef (navire de guerre et de commerce, successeur de la caravelle) retrouvée en 2018 à Cascais. Elle y aurait fait naufrage fin 16e siècle au retour des Indes : ses cales contenaient encore du poivre et des porcelaines chinoises.

❝ Et court vers la mer, le Tage en proie au doute ❞

[Luís de Camões, "Les Lusiades", 1572]